« Si je le pouvais, ici je n’écrirais rien du tout. Il y aurait des photographies. Pour le reste, des morceaux d’étoffe, des déchets de coton, des grumelons de terre, des paroles rapportées, des bouts de bois, des pièces de fer, des fioles d’odeurs, des assiettées de nourriture et d’excréments. » Je me rappelle la lecture de ces mots de James Agee et le choc qu’ils me firent. Je venais de rentrer des États-Unis. J’avais parcouru plus de 2 500 kilomètres en deux semaines, longé la frontière mexicaine du Pacifique à l’Atlantique, tout cela en autostop, pour les besoins d’un reportage à paraître dans la revue America. J’en avais bavé, j’avais par moments eu peur, attendu des heures sur des bretelles d’autoroute désertes, connu des moments d’exaltation intense, fait provision de rencontres pour des années.
Je venais à l’époque de terminer mon roman Par les routes, dans lequel un personnage voyage en stop dans le but délibéré de rencontrer des gens, de les photographier, de leur poser des questions sur leur vie. J’avais eu envie d’en faire autant. Souvent on s’inspire de ce qu’on a vécu pour écrire. Pour une fois ça avait été le contraire : je m’étais inspiré de ce que j’avais écrit pour vivre.
Le reportage est paru et j’ai vu que le besoin de raconter n’était pas épuisé. J’ai vu que là-bas rien ne bougeait, que Trump revenait. J’ai rouvert mes carnets, remplis de phrases d’automobilistes jamais relues. J’ai été frappé de constater avec quelle netteté je me rappelais les intonations, les phrasés, les grains de voix. Avec quelle force les mots même griffonnés à la hâte avaient chaque fois le pouvoir de ressusciter une présence,
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